Le Brésil doit regarder ses propres migrants

Est-il possible de comprendre le tsunami émotionnel qui a emporté le monde médiatique ces derniers jours après la publication de la photo du petit Aylan Kurdi? Oui. Il suffirait de lire le sociologue Luc Boltanski – Distant Suffering, décidément, ce livre s’impose comme la meilleure autopsie de notre époque. Je m’étais décidé depuis un moment à changer la ligne éditoriale de ce blog me refusant de commenter à chaud l’actualité médiatique. Une façon de prendre du recul face à la déferlante médiatique que la société du spectacle nous impose.
Mais il arrive qu’un lecteur demande mon avis sur une question spécifique, en l’occurrence, le mort tragique du jeune Aylan, échoué sur une plage turque.
Des arguments insensés
Je vous épargnerai la rhétorique du « deux poids et deux mesures », franchement, personne n’en a rien à cirer. Je vous épargnerai également les arguments chiffonnés que je lis sur les réseaux sociaux, notamment de mes amis brésiliens : « Oh mon Dieu, dans quel monde vivons-nous ? » « Mon Dieu, l’humanité a échoué… Comment a-t-on rendu tout cela possible ? » Ces arguments sont non seulement insensés mais aussi enfantins. Réveillez-vous, bon sang ! C’est exactement le monde que nous participons à créer tous les jours. Des gens meurent chaque jour sur le palier de votre immeuble.
L’hypocrisie que nous vivons est absolument magnifique. La classe politique française, aux abonnés absents ces derniers mois, nous gratifie de ses états d’âme soudainement humanistes. Ici, Jean-François Copé, là, le président François Hollande. Mais au final, tout cela ne me concerne pas.
La poutre dans notre oeil
« Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ?
Mat. 7. 3-5
En mai dernier, j’écrivais sur ce même blog l’urgence de traiter la situation des Haïtiens de São Paulo comme un problème humanitaire. Je me limiterai donc à ce cas précis.
Je suis étonné de constater que la tragédie du petit Aylan Kurdi ait occupé le trending top du réseau social Twitter pour la ville de São Paulo. Cette même ville où l’on a tiré sur des immigrés haïtiens sous prétexte qu’ils voleraient le travail des Brésiliens. Mais quel travail ?
Cette même ville de São Paulo incapable d’adopter une vraie politique d’immigration pour les Haïtiens, les Africains, les Boliviens et j’en passe, fait le deuil du jeune Aylan.
Quelle époque où l’indignation n’est plus possible que par écrans interposés, à distance (on en revient au livre cité au début de cet article). Franchement, quelle époque !
Je vis dans une ville où le nombre des sans-abris augmente vertigineusement. L’autre jour, en sortant du Carrefour, j’ai partagé un pain sec avec l’un d’eux. Que pouvais-je faire d’autre ?
Il y a tout juste un mois, le grand journal brésilien Folha de São Paulo publiait un article sur le fait que la célèbre Avenida Paulista perdait son identité à cause de la présence constante des sans-abris. Oui, Folha se lamentait de la perte d’identité de la belle Paulista au lieu de s’émouvoir et de s’interroger sur la situation sociale du Brésil qui ne cesse de se précariser. Hallucinant, n’est-ce pas?
Je regarde tout ce qui s’écrit et se dit dans les médias internationaux et mes sentiments s’alternent. J’ai tout d’abord éprouvé de l’empathie, et ensuite un certain remords pour avoir publié la photo de cet enfant, d’autant plus que quelqu’un me l’a reproché. J’ai par la suite éprouvé du dégoût face à l’hypocrisie des politiques et des citoyens.
Ne nous indignons pas uniquement du destin tragique et de la vie gâchée de Aylan Kurdi. Indignons-nous aussi de voir des sans-abris crever de faim à deux pas du Carrefour… et donnons-leur un pain sec, une couverture puisque l’Etat ne fait rien. Indignons-nous de vivre dans un monde qui n’a plus aucun sens.
A São Paulo où les migrants ne meurent pas sur la plage mais dans l’hiver du centre de la ville, indignons-nous du fait qu’on leur tire dessus. Et exigeons un débat public sur cette question des réfugiés haïtiens.
« Show Me a Hero »
Pour finir, je voudrais mentionner une série dramatique actuellement diffusée sur HBO, Show Me a Hero de David Simon. Elle raconte l’histoire trouble d’un jeune maire de l’Etat de New York à qui il incombe la responsabilité de faire accepter à ses électeurs blancs la construction de logements sociaux destinés aux Noirs. Là aussi, il est question d’acceptation de l’autre, de tolérance et d’intégration. Mais rien n’est fait pacifiquement quand bien même la justice tente d’imposer ses habitations à coup de lois. Une belle métaphore pour réfléchir à la question des migrants. Un mécanisme de quotas obligatoires serait donc un leurre. Parce que la solidarité ne s’impose pas.
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