Boko Haram : une histoire comme une autre en Afrique
En 1996, j’ai entendu pour la première fois le son d’une kalachnikov. J’avais 10 ans. A l’époque ma famille vivait dans une grande maison en étage dans la commune de Ngaliema à Kinshasa. Mon père était alors cadre dans l’une des plus importantes entreprises d’Etat dans l’ancien Zaïre qui allait bientôt s’appeler République démocratique du Congo. L. D. Kabila venait de renverser Mobutu. Mais, dans un dernier sursaut de vanité, quelques militaires essayaient de résister à l’inévitable chute du régime de Mobutu.
Je me souviens vaguement de cette époque, sinon que pendant au moins cinq jours, toute ma famille était cachée dans l’un des couloirs que comptait la maison. Il fallait à tout prix se mettre entre deux ou trois murs pour éviter les balles perdues. Pendant toute la semaine, nous étions donc allongés sur le sol : femmes, enfants, filles et garçons, une tante, ma belle-mère, et des cousins… mon père était le seul qui osait se lever. Probablement qu’étant le seul homme de la maison, il éprouvait le besoin de se montrer vaillant et courageux.
Pas question non plus d’aller acheter des vivres. Pendant toute cette semaine, nous nous sommes alimentés de riz et de l’huile de palme. C’était en 1996.
Dans de telles conditions, on ne sait jamais si notre vie s’arrêtera dans une ou deux semaines. Tout ce que je savais à cet âge-là, c’est que les rebelles venaient de l’est du pays, du Kivu (la province de mes parents), une région que j’avais visitée une année auparavant, car papa tenait à ce que nous connaissions nos grands-parents. On se disait donc que peut-être qu’avec l’arrivée de ces nouveaux hommes forts du pays, nous serions épargnés. Après tout, ils étaient swahiliphones.
Je me souviens aussi qu’au Kivu, j’avais rencontré pour la première fois la petite soeur de mon père, c’était sa meilleure amie aussi. Son mari était un homme plutôt riche qui travaillait également pour le gouvernement. Pendant que les « troubles » de l’AFDL commençaient, il avait décidé d’envoyer sa femme et ses enfants auprès de mon père à Kinshasa pensant que la rébellion n’arriverait jamais à la capitale.
Un an plus tard, il fut assassiné sur la route de l’aéroport de Bukavu alors qu’il essayait de rejoindre sa famille à Kinshasa. C’est cette tante qui était couchée avec nous dans ce petit couloir de notre maison de Ngaliema…
Enfin, la « semaine de la libération » passa. La vie devait continuer comme souvent en Afrique. Peu après cela, nous avions déménagé dans une nouvelle maison que mon père avait construite dans un quartier plus tranquille. Le pays se transformait, tout doucement, au rythme du kabilisme et de sa chasse aux sorcières.
C’est ainsi qu’un beau matin, je vis débarquer chez nous une famille entière dont le père fuyait les représailles du nouveau régime puisqu’il avait soi-disant collaboré avec le régime de Mobutu. Cette famille de sept personnes s’était réfugiée chez nous. Je me souviens être tombé amoureux de la cadette des filles, Joëlle… elle était très belle et j’aimais faire les courses avec elle.
Ils passèrent un mois à la maison, puis s’en allèrent. Je me souviendrai toujours des larmes qui coulaient sur le visage de Joëlle alors que la voiture qui l’emmenait s’éloignait lentement. Elle me regardait par le rétroviseur. Quelques mois plus tard, son père décédait, puis sa mère. J’étais trop jeune pour aller à l’enterrement. J’ai revu Joëlle une seule fois, près de dix ans après; exactement une semaine avant de venir vivre au Brésil, puis j’ai perdu sa trace. Elle avait changé. Elle n’était plus la petite fille toute joyeuse que j’avais connue même si sa beauté était restée intacte. Elle venait d’avoir un enfant avec un homme qu’elle n’aimait pas. La mort faisait désormais partie d’elle. J’espère la revoir un jour.
Les années ont vite passé. Peu après la proclamation des résultats de l’élection présidentielle de 2006, j’étais en troisième année de journalisme dans l’une des meilleures écoles du pays. Je me souviendrai toujours de cette folle journée où j’ai vu pour la première fois le visage de la mort.
Jean-Pierre Bemba, le perdant de cette élection face à Joseph Kabila, n’avait pas accepté les résultats et dénonçait une fraude électorale. Je ne me rappelle pas exactement le jour ni la date, mais je sais qu’il devait être entre 11 heures et 14 heures. Je marchais tranquillement dans le centre-ville de Kinshasa à Gombe lorsque j’aperçus des hommes en jupes fabriquées en raphia, bandanas rouges attachés sur le front, les yeux rouges comme s’ils avaient consommé une drogue très puissante, ils chantaient et dansaient tenant à leurs mains des fusils kalachnikov et aussi des lance-roquettes… une scène horrible. Ce n’était pas des hommes.
Ces hommes-là ressemblaient à l’image qu’on a aujourd’hui d’un terroriste de Boko Haram. Je les voyais dans la capitale et me demandais d’où ils pouvaient bien venir. On nous apprendra plus tard que Bemba avait un petit camp militaire près de sa résidence de Gombe…
Face à cette scène horrible, chacun comprenait que quelque chose de grave allait se produire. Je me précipitai dans un taxi qui allait en direction de mon quartier. A peine, avions-nous parcouru quatre ou cinq kilomètres que les coups de feu retentirent… c’était le début de la folle semaine qui a connu des affrontement entre les forces gouvernementales et les troupes de Bemba dans la ville de Kinshasa.
Si je n’avais pas un peu d’argent sur moi, et si j’avais hésité cinq secondes à prendre un taxi, je serais probablement mort. Cette semaine, ma tante la passa dans l’immeuble de la Banque centrale du Congo. Elle n’avait pas su que les troupes de Bemba étaient dans la rue et à l’époque les téléphones portables et Internet n’étaient pas accessibles à tous pour relayer les informations urgentes.
Si j’ai raconté cette histoire, c’est pour vous dire comment on vit en Afrique. On est habitué à la violence. Elle peut aussi nous surprendre comme en cette après-midi que je viens de vous décrire, mais elle ne nous est pas étrangère.
Aujourd’hui le Nigeria affronte Boko Haram dans l’indifférence mondiale, et même l’indifférence des propres Africains. Mais si les Africains semblent ne pas s’indigner « comme il faut » face à ces massacres, c’est probablement parce qu’ils sont habitués à en voir tous les jours. Quant à ceux qui vivent à l’étranger, ils savent que cela ne changera pas.
Le Cameroun vit dans la crainte et la tension d’une explosion imminente, mais les Camerounais ne réagissent pas. Pourquoi ? Parce qu’ils savent inconsciemment que des appels à l’aide n’y changeront rien. L’histoire est déjà en marche et on ne l’arrêtera pas.
Il y a quelques années, avant les élections de 2006 en RDC, j’avais demandé à ma tante dont le mari avait été tué par les forces kabilistes pour la libération du Congo, pour qui elle voterait. Elle m’avait répondu qu’aucun des candidats ne ramènerait son mari à la vie. J’ai voulu lui répondre, « vote pour l’avenir de tes enfants alors », mais je n’en ai pas eu la force.
C’est ça l’Afrique. Les dirigeants se succèdent et le peuple continue de mourir. Ceux qui survivent ne pensent qu’à immigrer en Occident pendant qu’il est encore temps, car il y a un âge pour tout. Il y a un âge pour survivre, il y a un âge pour immigrer et un âge pour mourir… il ne faut pas perdre le train de la vie.
C’est pour toutes ces raisons-là et pour d’autres que les Africains n’ont pas le temps de s’indigner face à l’horreur Boko Haram.
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P.S: Je commence ma septième année au Brésil et j’ai l’impression d’avoir perdu mon pays… Bonne année à tous !
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