Des villes rebelles au Brésil
DECRYPTAGE| Beto Richa, le gouverneur – PSDB, opposition – de l’Etat du Paraná (capitale, Curitiba) n’a pas l’air de se soucier des élections municipales qui pointent leurs nez aussi vite que 2015 s’achève. L’homme a la réputation d’être assez rustique. Ces derniers mois, il s’est constitué une notoriété nationale par sa façon de « tenir tête » aux professeurs du système national de l’éducation publique. Au-delà des récents événements qui ont eu lieu à Curitiba, l’impression générale est que le Brésil est une cocotte-minute prête à exploser à n’importe quel moment.
Un internaute a parfaitement exprimé la tragédie que l’on vit au Brésil depuis le début de l’année : « Quand des manifestants demandent l’intervention militaire de l’armée pour mettre fin à la présidence de Dilma Rousseff, la police les traite avec beaucoup d’éducation; mais quand des professeurs exigent une meilleure éducation pour le pays, ce sont les militaires qui interviennent ».
N’y voyez aucun jeu de mots gratuit. Les images des professeurs bastonnés par les forces de l’ordre font froid dans le dos : un jeune homme, le front ouvert par une blessure qui descend jusqu’à son nez, une femme montrant des hématomes le long de son bras, la police est passée par là… C’est le chaos à Curitiba. [photos]
Ces images rappellent évidemment celles que l’on voit sur CNN et même sur d’autres chaînes mondiales qui retransmettent les manifestations de Baltimore en direct. Des images témoignant un malaise beaucoup plus profond qu’on ne le croit : il s’agit probablement de la plus grande crise de la démocratie représentative de l’histoire.
Et l’on ne compte plus les villes rebelles dans le monde. Istanbul, São Paulo, Le Caire, Londres, Durban, Buenos Aires, Hong Kong, Baltimore, New York, Rio, Curitiba, Ouagadougou, et j’en passe. Qu’ont donc toutes ces villes en commun sinon leur constante rébellion face à un pouvoir qui ne les comprend plus, qui communique mais n’entend plus?
Les « villes rebelles » sont désormais un phénomène systémique. Il ne s’agit pas ici d’être pessimiste. Au contraire, il y a de l’espoir dans mes propos. Et même en restant fidèle au « pape » de la Realpolitik, Nicolas Machiavel, l’évidence s’impose. Ne lit-on pas dans Le Prince qu’« il est plus prudent d’être du côté du peuple que de celui des gouvernants » ? Il y est tout simplement question d’arithmétique.
Si les gouvernants détiennent effectivement le pouvoir du fait même de leur capacité à s’organiser (en petit groupe), cela constitue également leur grande faiblesse. Car le peuple étant toujours plus nombreux, il prendra souvent le dessus en cas de grande crise…

Depuis 2013, plusieurs villes brésiliennes ont vu exploser des manifestations de colère de la part des populations. La première moitié de 2015 est déjà la plus trouble depuis une décennie.
C’est surtout en 2013 que ces manifestations ont acquis une dimension qu’on pourrait qualifier de structurelle. Cela est peut-être un effet de la crise économique globale qui n’a vraiment atteint le Brésil qu’en cette année-là justement. Et aussi de ce sentiment général que rien ni personne – en tout cas dans le scénario national – n’est en mesure de nous sortir de cet enfer.
Pour autant, cette situation est loin d’être un problème uniquement brésilien. Je l’ai dit plus haut dans cette note, il suffit de regarder ce qui s’est passé en France avec « la Manif pour tous », en Turquie aussi, à Hong Kong, avec la « révolution des parapluies »…
Le géographe marxiste, David Harvey, intellectuel habitué du Brésil revient sur cette tendance dans son ouvrage Rebel Cities dans lequel il voit un fil rouge entre les révoltes urbaines de Londres en 2011 et la crise du capitalisme, dont les conséquences s’abattent sur le Brésil en 2015.
L’auteur y voit également un besoin profond venant des peuples de trouver d’autres manières de vivre collectivement – Urban Commons -, et surtout un besoin nouveau de s’approprier entièrement ces villes qui nous échappent et nous étouffent – The right to the city.

Les raisons de ces manifestations populaires varient beaucoup. Celui qui prétendrait en expliquer les causes est certainement fou. Mais des pistes existent. On sait ce qu’elles veulent dire… et ce qu’elles ne veulent pas dire… Comme l’a expliqué André Barcinski, un blogueur très connu au Brésil pour le site R7, les manifestants exigeaient moins le départ de Dilma Rousseff par une procédure d’ impeachment qu’une lutte plus acharnée contre la corruption.
Le blogueur analyse des chiffres publiés par Datafolha. Voici les raisons pour lesquelles les gens manifestent au Brésil:
– Contre la perte des droits travaillistes (25 %)
– Augmentation des salaires des professeurs (22 %)
– Pour une réforme politique (20 %)
– En défense de Petrobras (18 %)
Quelques jours plus tard, 47 % d’entre eux demandaient la fin de la corruption au Brésil, et seulement 27 % un impeachment contre Dilma Rousseff. 11 % des manifestants seulement se disaient favorables à une intervention militaire, voire à la fin de la démocratie.

C’est par une comparaison assez banale que je voudrais conclure. En fait, les manifestations qui se reproduisent dans le monde ne sont que l’image de nos sociétés dans lesquelles le pouvoir est absolument éloigné du peuple. La politique actuelle ressemble à s’y méprendre au monde du football. Là aussi, des instances du pouvoir complètement débranchées de la base.
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