Au Brésil, les animaux aussi prennent le bus

Pendant un moment, j’ai cru que j’étais revenu à Kinshasa. Un jeune homme, noir apparemment, plutôt chétif, on devine qu’il n’a pas encore passé ses diplômes académiques – peut être ne les aura-t-il jamais parce que l’Etat s’en fiche – se lance au-dessus de mes épaules et se faufile à travers la fenêtre d’un bus déjà plein. La centaine d’usagers qui attendaient en file n’en croient pas leurs yeux. Ils ont vraiment vu un jeune homme faire fi de toute étiquette et grimper comme une bête dans ce véhicule, aux dépens des enfants qui attendent apeurés leur tour.
Je croise le regard d’un ami, collègue universitaire, il me répond par un sourire gêné. Un « type » qui a, il me semble, la quarantaine me dit tout bas : « C’est lamentable », on dirait qu’il a peur que ce petit moment de lucidité lui vaille quelques moqueries dans la foule.
C’est vrai quoi, qui se permettrait un comportement humain dans un tel environnement ? A la guerre, il n’y a pas d’hommes. Que des bêtes !
Le gouvernement ne fait rien (ou presque) pour offrir des conditions décentes à cette partie de la population qui utilise les transports en commun. Pour lui, ces gens-là sont à peine des chiffres, des petits nègres «bon à voter», bêtement de préférence… comme ça rien ne change. Il n’est même pas sûr qu’ils aient un numéro de sécurité sociale.
Actuellement, dans les milieux académiques on leur a trouvé un joli petit nom, à ce peuple d’en bas: os batalhadores, « des batailleurs » malgré eux. Plus précaires que les prolétaires ou les ouvriers, ils ne vivent plus, ils survivent pour émerger avec le Brésil.
Voyez bien la photo qui illustre ce billet et dites-vous qu’à São Paulo ou Rio de Janeiro, l’enfer est multiplié par trois voire quatre.
Il semble également que ce problème de transport soit chronique dans les pays émergents…
En parlant avec une amie, une phrase vaguement prononcée me surprend. » Je déteste prendre le bus ! « . Dans quel pays normal une femme arrive-t-elle à cette triste conclusion?
Je comprends qu’on puisse détester un nazi, un assassin, sa voisine, pourquoi pas, mais détester prendre le bus? C’est pour le moins inquiétant. C’est une anomalie sociale.

En fait, tout cela est finalement normal. Comment peut-on demander à ceux que l’on met dans des conditions animalières de se porter comme des hommes ou des femmes, des humains? Non, le comportement animal ici est logique.
Et puis à côté de ça, parmi ces millions d’animaux, il y a des nouveaux professionnels du harcèlement des femmes. Des malades qui ne prennent le bus ou le métro que pour se frotter (littéralement) aux femmes et assouvir leurs désirs les plus pervers.
Le gouvernement est scandalisé ! Tiens donc, et que fait-il pour améliorer la situation des transports publics? Rien !
Ce problème en cache d’autres, à savoir le machisme dans la société brésilienne, la chosification de la femme, mais aussi la démission de l’Etat dans son rôle de garant de la mobilité urbaine des citoyens.
Il y a aussi une réalité culturelle: au Brésil, utiliser les transports en commun est mal vu. On se souvient encore d’un cas paradigmatique d’une célèbre actrice, Lucélia Santos, interprète de l‘Esclave Isaura, qui avait été ridiculisée sur les réseaux sociaux pour après avoir pris le bus. Elle s’en défendra sur Twitter en des termes très censés : « Le Brésil est le seul pays au monde à ma connaissance où prendre le bus est politiquement incorrect. « .
O Brasil e o único pais que conheço onde andar de ônibus e politicamente incorreto!!!!!!! Vai entender…
— Lucelia Santos (@luceliaoficial) march 13, 2014
On nous annonce que le nombre des bus sera réduit à João Pessoa, et que par miracle, le prix d’une course augmentera. Rien à faire, les barons des transports publics contrôlent le réseau de la mobilité urbaine et détiennent un immense monopole. En outre, Ils financent les campagnes électorales de nombreux politiques : on est pas sorti de l’auberge.
Si on nous annonce (aussi) que pendant cette Coupe du Monde, les conducteurs de bus d’au moins cinq capitales menacent de grèver, il serait plus logique d’avoir une grève des usagers, un boycott à la manière des noirs américains de Montgomery. Ça oui, ce serait un événement capable de faire évoluer les choses.
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Pour le titre de ce billet, je me suis inspiré d’un célèbre livre d’Hemingway The Sun Also Rises.
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