Radicalisation
Avec un peu de recul, je relis certains de mes articles publiés sur ce blog à la fin de l’année dernière, et j’ai franchement l’impression que mes dons de clairvoyance ont augmenté. En fait, il se peut que ce ne soit que la simple lucidité de l’observateur qui applique la vieille méthode de la science historique: « regarder le passé pour comprendre le présent et préparer l’avenir ». « Il n’y a pas de Science politique sans histoire », disait Raymond Aron. Il était aisé de prévoir la radicalisation actuelle de la sphère politique et sociétale au Brésil. Maintenant, savoir ce qui nous attend relève de la magie. Et cela ne s’enseigne pas à l’université de la République.
L’élection de Maurício Macri en Argentine était un indice d’un mouvement structurel en Amérique Latine. Le continent s’engage désormais sur une nouvelle voie, on ne saurait encore dire clairement laquelle, mais les indices données aussi bien par les récentes manifestations au Brésil que par les déclarations des différents acteurs politiques montrent qu’il y a de quoi se préoccuper.
Il ne s’agit pas tant que ça d’un mécontentement envers les partis progressistes, que ce soit en Argentine ou au Brésil, même au Chili, la présidente Michelle Bachelet – coqueluche d’Arte TV – voit sa popularité chuter. De mon point de vue, la population en général a l’impression d’un manque d’alternance au pouvoir. J’en ai déjà parlé ici.
Changer pour changer
Littéralement. Il faut changer. Peu importe qui arrivera au pouvoir. Il faut changer. Pour calmer la population. Il y a des signes qui ne trompent pas. Dimanche dernier, lors de la manifestation « anti-Dilma », le chef de l’opposition politique, Aécio Neves, qui était pourtant à l’origine (on va dire) de la mobilisation a été hué à son arrivée sur l’Avenida Paulista au point d’être obligé de se rétirer. Le mécontement n’est pas que contre le Parti des travailleurs et Dilma Rousseff. Ce que l’on voit est le résultat d’une radicalisation autrement plus dangereuse.
« C’est une masse incontrôlée qui est descendue dans la rue le 13 mars », affirme un politologue et professeur d’université avec qui je me suis entretenu vendredi. Tout le contraire des mouvement observés ce 18 mars en soutien de Lula da Silva; ce dernier étant même apparu sur la même Avenida Paulista.
Lula a parlé devant des centaines des milliers de personnes clairement identifiables par la couleur de vêtements, le rouge. Preuve que six ans après son passage au Palácio do planalto, il reste l’un des principaux leaders politiques du Brésil, sinon, LE plus important.
Pour autant, on ne peut pas négliger la masse informe descendue dans la rue le 13 mars. Que trois millions de personnes soit aussi opposées à un gouvernement et descendent pour le manifester dans la rue montre que certains canaux institutionnels ne fonctionnent plus et que le gouvernement n’est pas assez responsive, pour utiliser un terme en vogue dans le jargon numérique. C’est ici que se situe le danger. Puisqu’une telle situation ne fait qu’augmenter le dégré de radicalisation des opinions politiques.
« House of Lula »
L’important journal paulista Folha São Paulo a lancé la web-série House of Lula en trois épisodes. La série est une référence parodique au chef-d’oeuvre de la plateforme de vidéos à la demande Netflix, House of Cards. Elle n’est pas forcément heureuse, mais montre les coulisses de crise politique brésilienne, écoutes téléphoniques à l’appui. Edward Snowden n’a pas manqué l’occasion de nous rappeler que le monde dans lequel nous vivons a vraiment changé…
« Going dark » is a fairy tale: 3 years after @dilmabr wiretap headlines, she’s still making unencrypted calls. #opsec pic.twitter.com/ldxCsS4JdO
— Edward Snowden (@Snowden) 17 de março de 2016
Cette radicalisation montre aussi une chose: que d’une certaine manière, la population brésilienne est loin d’avoir atteint la maturité politique nécessaire pour le maintien de la démocratie. L’impopularité d’un chef d’Etat n’a jamais été le motif, nulle part (dans une vraie démocratie), d’une destitution. François Hollande lui-même peine à dépasser 25 % d’opinions favorables, mais a-t-on vu un groupe politique ou les français demander sa destitution avant la fin de son mandat?
La mésentente est souhaitable dans une vraie démocratie; c’en est même le principe, selon Rancière. Cependant, mésentente n’est pas synonyme de radicalisation. Au contraire, la radicalisation signifie l’absence de dialogue et l’impossibilité même d’une mésentente.
Au stade où nous en sommes, il ne reste pas beaucoup d’options. Les médias ont joué leur rôle dans l’histoire, comme le montre un montage-vidéo parodique (ci-dessous). Dans les coulisses, les faits politiques évoluent à un rythme vertigineux. Tout se joue dans les tribunaux (Suprême ou de première instance), mais paradoxalement, la seule voie qui semble être en mesure de mettre un terme à la radicalisation est celle du « changement pour le changement ».
#Lula n’est plus ministre selon le jugement d’un magistrat du Suprême. Mais un dernier recours est encore possible https://t.co/vZSeKh1Fv3
— Serge Katembera (@sk_serge) 19 de março de 2016
Bonus: Un montage vidéo du traitement médiatique de la crise révèle avec humour qui est la véritable cible dans cette affaire, et ce n’est certainement pas Dilma Rousseff.
L’analyse du rôle des médias occidentaux dans la crise politique brésilienne par Glenn Greenwald, en anglais… et en portugais.
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