26 juin 2014

Mujica défend Suarez et au diable la moralité

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Le président de l’uruguay, José Mujica /Crédit photo: Sec. de Comunicación – Presidencia Uruguay /Flickr.com

La morsure de Suarez sur Chiellini se transforme peu à peu en une affaire d’Etat. La présidence de la République d’Uruguay s’est manifestée en la personne de monsieur Mujica, haute autorité morale de l’univers politique mondial. Pour autant, en défendant le récidiviste Suarez, le président José Mujica assume le risque de perdre toute crédibilité morale dans l’avenir. La question qui se pose est donc celle de savoir si l’acte téméraire de Suarez relève de la sphère morale.

La faute morale de José Mujica

Visiblement sensibilisé par la punition infligée à Luis Suarez, celui-là même que les médias internationaux avait transformé en icône du beau jeu juste après ses deux buts face à l’Angleterre, José Mujica a déclaré en défense du joueur, je cite: « nous ne l’avons pas choisi pour être un philosophe ou un mécanicien, encore moins pour qu’il ait de bonnes manières. C’est un excellent footballeur »Énorme dérapage, vous l’aurez compris, de José Mujica.

Le président Mujica a amplement mérité tout le bien qui se dit sur lui. Il s’est créé une image de sainteté, ma foi méritée, après de nombreux gestes qui relèvent, à mon avis, de la sphère de la moralité plus que de celle de la politique. Et comme l’a dit Malraux, « on ne fait pas la politique avec la morale ».

José Mujica a, par exemple, choisi de vivre dans sa maison de campagne plutôt que de résider dans la résidence présidentielle, ce qui est une prérrogative d’un chef d’Etat. Si son successeur habitait dans le palais présidentiel, il n’en serait pas moins honnête que lui. Par ce choix, Mujica véhicule l’image d’un politique porté par des valeurs éthiques qui vont au-delà des intérêts personnels. Le président  uruguayen a également pris la décision de repasser une bonne partie de son salaire à une association d’aide aux pauvres.

Encore une fois, il est important de dire que malgré ces actes d’une extrême générosité, il ne faudrait pas en faire une règle politique au risque de tomber dans la pure démagogie, voire dans le populisme.

Je reviens souvent sur une leçon du philosophe italien Norberto Bobbio, « entre une bonne loi et un bon gouvernant, je choisirai toujours une bonne loi car les hommes peuvent toujours se tromper ». C’est pourquoi j’évite de placer les politiques sur un piédestal.

Depuis ce malheureux épisode (pour l’ensemble du monde du football), la délégation de l’Uruguay s’est mise en mauvaise posture en défendant bec et ongle l’acte de Suarez allant jusqu’à dénoncer un complot contre la Celeste. Le capitaine Lugano a démandé des sanctions similaires pour Neymar, auteur d’un coup de coude sur le joueur croate Luka Modric.

Le cannibalisme n’est pas une valeur sud-américaine

C’est le philosophe Léo Strauss qui déclarait « si tout se vaut, alors le cannibalisme est une question de goût » pour « renvoyer les relativistes dans les cordes ». Cette forte déclaration qui perturbe tant la gauche politique est déjà chargée d’une incroyable histoire de lutte culturelle et idéologique initiée par Montaigne, celui qui le premier introduit le débat sur le cannibalisme en Occident.

Ainsi donc, il pose le problème de l’acceptation du cannibalisme comme « une » valeur humaine dans le mosaïque culturel universel. Pour Montaigne donc, l’acte cannibal en soit représenterait dans les tribus d’Amérique Latine « une pratique de guerre qui avait pour objectif d’installer la crainte dans les tribus ennemies ».

Cependant Marc Foglia reprend en ces termes la vision de l’auteur des Essais: « Il comprend le cannibalisme comme ‘coustume’, par quoi il faut entendre un comportement investi d’un sens. Il interprète le cannibalisme comme la ‘representation’ d’une passion, la vengeance[…]« . Le comportement de Suarez doit-il être pris en charge par cette analyse?

Et d’ajouter,

 » il n’y a pas de critère valable absolument, sinon sous l’effet d’une illusion de la coutume elle-même. Il existe en revanche des conditions ou des éléments universels de l’expérience humaine qui nous permettent de comprendre le comportement d’autrui. D’autres chapitres des Essais examinent en ce sens la coutume, le temps, la mort ou le désir. Certaines sociétés se passent-elles de commerce, d’écriture ou de justice instituée ? Aucun homme, en revanche, ne pourrait vivre humainement sans coutume, sans passion et sans jugement »

 

Faut-il comprendre par là le positionnement justement passionnel du président José Mujica?

Au final, pour Montaigne, la norme morale de base serait celle qui viserait en dernière instance à « éviter toute souffrance à l’autre ». Cet argument contre la souffrance vaut également en politique.

Règles du jeu et Règles morales

La question à laquelle je me suis proposé de répondre est donc de savoir si l’acte de Suarez lors de ce Italie 0 – 1 Uruguay relève effectivement de la moralité.

Premièrement, il convient de rappeler que des actes d’anti-jeu existent dans le sport, mais ce qui varie sensiblement selon les époques, les personnalités impliquées et les pays, c’est l’interprétation qu’on leur donne. Ainsi, la main de Maradona en Coupe du monde de 1986 est qualifiée de La Mano de Dios – « la main de Dieu »; alors que celle de Thierry Henry en match de qualifications pour la Coupe du monde 2010 face à l’Irlande a été caractérisée comme un acte immoral.

Pour la sociologue Simone Brito, « l’idée du fair play est liée à la notion de moralité…[…] ils sont interprétés par ceux qui jouent comme une espèce de ‘bonne volonté’ ou en d’autres termes, l’esprit sportif. Un match où la règle du fair play est violée est qualifiée d’anti-jeu ».

Dans cette étude, la sociologue arrive à la conclusion que la règle de fair play,

« renferme un sens différent de la necessité contenue dans la règle du jeu; il s’agit d’une action  qui exige des individus une interprétation du jeu capable de suspendre momentanément sa première finalité qui est celle de gagner ainsi que les intérêts individuels ».

Simone Brito précise, néanmoins que le fair play n’est pas une règle morale universelle, même s’il serait intéressant de relever son caractère « universalisable ».

Les réactions dans le monde du football

Curieusement, la meilleure explication apportée à cette affaire ô combien bizarre est venue de Ronaldo (Il fenomeno). L’ancienne gloire du football brésilien a affirmé « mes parents m’ont enseigné qu’il ne fallait pas mordre les gens… si mes filles me mordent, je les punis en les enfermant pendant quatre dans une chambre obscure. Pour elles, cela suffit, et il se peut que pour un adulte quatre mois soient suffisants« . Ronaldo a également fait savoir que le football se doit de « véhiculer des valeurs morales et sociales ».

Par ailleurs, la majorité des personnalités interrogées sur la question sont d’accord pour dire que la punition est méritée, c’est le cas de Jérome Rothen qui réclame « deux ans de suspension », ou de Denilson, aujourd’hui consultant qui explique que le passé de Suarez a pesé dans l’adoption de « cette juste punition ».

Ghiggia, le buteur du fameux maracanço a sévèrement chargé son compatriote:  « On ne peut pas tolérer ce genre de gestes sur un terrain de football. Ce n’est pas la guerre« .

 

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Commentaires

Julien
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Bonne analyse !